Rares sont les lys en parfumerie, et encore plus les lys réussis sentant le lys !Pour moi, le plus fidèle à la fleur naturelle est une bougie au nom qui laisse songeur :
Lys Casablanca (Parfum d'Empire).
Bien sûr, on peut se demander s'il est intéressant d'obtenir un lys proche de la fleur naturelle, que l'on connait tous en bouquet ou au jardin : un peu vert, aqueux, puissant et suave, entêtant à la limite du désagréable, à la longue. Et c'est une question que l'on peut se poser pour n'importe quelle fleur, et plus largement, pour n'importe quelle note pouvant faire office d'un traitement dit "en solinote".
Il est toujours remarquable de sentir une recomposition de fleur "muette"*, se voir le nez directement au dessus des pétales, mais outre la virtuosité du parfumeur à reproduire une impression naturelle, outre sa maitrise de l'olfactographie, cet exercice peut vite devenir ennuyeux, une fois la reproduction faite. J'aime, moi même, pour me surprendre, reconstituer le parfum de fleurs que je connais, comme je le disais dans
un précédent article ; avant tout parce que c'est une sorte de jeu, et ensuite parce que c'est toujours impressionnant de voir naitre, au fil des gouttes et des matières, une fleur dans un flacon.
Oui, ça sent comme la fleur fraîche, et après ?
C'est fou, on retrouve absolument toutes les facettes, mais ai-je envie
de porter un bouquet de lys brut autour du cou ?
Il serait donc plus intéressant d'utiliser la reconstitution faite, dans un bouquet de notes, dans une composition plutôt qu'en soliflore. Mais alors, quand on décide de sortir un parfum qui laisse la part belle au lys, comment ne pas sombrer dans l'ennui ?
Les parfumeurs utilisent pour cela plusieurs techniques. ![]() |
photo source : Musque-Moi ! |
Certains, selon leur envie et le but recherché, vont exacerber certaines notes, les tirer à l'extrême, vont déformer la fleur originelle pour lui étirer les pétales, lui grossir les feuilles, couper sa tige ou bien lui exploser le pistil. En d'autres termes, exagérer l'une des facettes naturellement présentes dans le parfum, ce qui conduit à des OONI ( Objets Olfactifs Non Identifiés), comme
Tubéreuse Criminelle par exemple.
Souvent, le parfumeur préfère reproduire sa propre vision de la fleur. Évoquer, suggérer, plutôt que soumettre, dicter. C'est la méthode chère à
Jean-Claude Ellena, et qu'il nous expose dans son
Journal d'un Parfumeur au moment il décide de travailler un "accord poire" qui "ne sera pas la reproduction de ce que j'ai senti, mais l'image de l'odeur mise en mémoire", nous dit-il.
C'est, selon moi, la plus intéressante des démarches, dans le sens où le parfumeur se détache de toutes règles et se livre à cœur ouvert, nous soumettant sa propre vision, ses émotions, son ressenti. Peut importe ceux qui ne sentiront pas le musc dans
Musc Tonkin, ceux qui ne sentiront pas le narcisse dans
l'Eau de Narcisse Bleu et l’œillet dans
Vitriol d'Oeillet, puisque toute l'audace de Marc Antoine Corticchiato, Jean-Claude Ellena et Serge Lutens, pour ne prendre que quelques exemples, était de nous soumettre une sensation, une ambiance, une émotion, le temps d'une inspiration et d'une expiration. Cette technique est sans doute la plus intéressante, mais surtout la plus délicate et difficile à partager. L’adhésion peut être immédiate et sans discussion, comme inexistante. Quoiqu'il en soit, lorsque l'on saisit cette façon qu'ont certains parfumeurs à travailler leurs créations, leur style devient plus clair et compréhensible, et alors saisir toute la beauté et les subtilités des jus devient fascinant et très intéressant.
Difficile cependant, parfois, de savoir laquelle des deux techniques est utilisée par un parfumeur.
Lorsqu'elle créa pour la très "british perfume house"
Penhaligon's en 2006 le magnifique
Lily & Spice,
Mathilde Bijaoui semble à la fois avoir exacerbé l'une des facettes de la fleur, tout en préférant donner à cette dernière une apparence spéciale, l'apparence qu'a la fleur dans son esprit. Un lys aux pétales brodés d'épices et de notes poudrées et boisées.
Le plus saisissant, dans cette fleurs si épanouie qu'elle emprunte des inflexions fruitées et compotées à la poire et la pomme, c'est l'effet tactile, à la fois poudré et sec, apporté par le patchouli et les épices. Une colonne vertébrale boisée, tel un tuteur qui soutiendrait d'énormes fleurs dégoulinantes d'un parfum suave, qui expirent leurs derniers souffles mortellement narcotiques dans un baiser presque vanillé et baumé. Mais surtout, cet effet appuie l'image d'un bouquet d'étamines chargées d'un pollen abondant et âcre, si abondant qu'il retombe en pluie fine sur la terre. Le lien est fait, la semence, porteuse de vie, rejoint la terre, mère nourricière.
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Lily and Spice - photo source : Musque-Moi ! |
La note florale, qui prédomine tout le long de la composition, touche tout particulièrement mon affect, évoquant le doux parfum floral et miellé des fleurs de coucou et de primevères, que nous suçotions, petits, pour en récolté le doux arôme sucré.
Au premier abord, il faut bien l'avouer, si le nom ne nous donnait pas d'indices, il serait difficile de reconnaitre en
Lily & Spice la fleur de lys. Si, à l'aveugle, le rendu final n'est pas ressemblant de façon évidente à la fleur naturelle, le lien, pourtant est indéniable entre les deux une fois que l'on connait l'inspiration. Tout se met en place, toutes les pièces se recollent...
Suggérer.. Suggérer... Suggérer...
Mathilde Bijaoui s'est concentrée sur la note épicées, entre clou de girofle, cannelle et muscade, présente dans le lys au naturel, pour coller à l'idée de la marque de sortir un "Lys & Epices" ? Ou bien nous a-t-elle livré ici sa propre interprétation de la fleur de la madone ?
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Lily & Spice - photo source : Musque-Moi ! |
Il semblerait, au final, que les deux techniques exposées plus haut soient intimement liées, et que l'une ne puisse exister sans l'autre. En effet, la "déformation olfactive" découle en partie d'une interprétation toute personnelle de la matière en question. Si
Serge Lutens a voulu mettre en avant le camphre de la tubéreuse dans
Tubéreuse Criminelle, en dehors du fait que c'est ce qui transformerait l'héroïne de son parfum en tueuse, c'est sans doute parce qu'il a avant tout été saisi par cette caractéristique qui l'a personnellement marqué. Inversement, difficile de partager sa propre interprétation d'une fleur sans la déformer en faisant prédominer une note ou une autre. Si on part de l'idée que chacun sent différemment selon son vécu, ses connaissances, sa culture, ses goûts, etc... forcément l'image que chacun se fera d'un élément odorant sera marquée par une facette, ou par une autre. Pour certains, le parfum du narcisse sera marqué par la note florale d'ylang ou de tubéreuse, et mettront en avant cette facette dans une reconstitution "à leur manière", tandis que d'autres se fixeront sur l'aspect plus animal, équin, qui leur semblera essentiel pour reproduire une image fidèle à celle qu'ils se font de façon mentale.
Et vous, que pensez-vous de cette façon de procéder par "suggestion" ? Vous fascine-t-elle ? Préférez-vous l'odeur fidèle au naturel plutôt qu'interprétée et stylisée ? _____________________________________________________________________________
* Fleur muette = fleur dont on ne tire aucune huile essentielle, aucun absolu, du fait du faible rendement souvent, ou du mauvais rendu olfactif.